Par Nathalie Becker, paru dans « Ons Stad » N° 105
La Collection Luxembourgeoise du
Musée National d'Histoire et d'Art

 

Patricia Lippert et le plaisir de l’art

 

Depuis près de trois décennies, Patricia Lippert s’est imposée comme la bonne fée de l’art luxembourgeois décliné au féminin. Admirable conteuse, elle distille dans son art, pour notre plus grand plaisir, des bribes de son imaginaire flamboyant et poétique. Les peintures, les sculptures, les installations, les performances, les vidéos que nous lui devons, sont de véritables passerelles vers l’univers des contes, des mythes et des légendes. Son art, égale- ment influencé par moult cultures et philosophies tels l’hindouisme et le bouddhisme est d’un total dépaysement et d’une poésie diaphane. La spontanéité, l’amour de l’art, l’opiniâtreté et la générosité de cette artiste se lisent dans chaque centimètre carré de ses toiles luxurieuses.

 

Patricia Lippert fait, de manière récurrente, entrer en symbiose dans son travail, ses émotions, son tréfonds, les rapports à autrui et au monde avec les fable, les figures mythologiques, les allégories. Son vocabulaire original à la lisière de l’abstraction et de la figuration lui permet d’audacieuses fantaisies et nous ne rechignons aucunement aux invitations qu’elle nous lance afin de nous entraîner dans une autre dimension temporelle, celle des sagas et des cités mythiques aujourd’hui disparues telles L’Atlantide, L’Hyperborée ou la Lé- murie. Elle est ainsi Patricia Lippert. Elle a toujours voulu raconter des histoires, partager avec autrui sa passion pour les mythes nordiques et celtiques, sa volonté de mettre l’éternel féminin au cœur de sa production. Assurément, cette artiste nous enchante et nous nous devons de lui exprimer en quelques lignes notre reconnaissance.

 

Née en 1956 à Luxembourg, Patricia Lippert s’est formée de 1976 à 1982 à la «Hochschule für Gestaltung» à Offenbach am Main, Allemagne. Artiste indépendante depuis la fin de ses études, elle rencontre en 1977 le regretté artiste graphiste Dieter Wagner (1939-2011) avec lequel elle aura deux enfants: Sarah née en 1978 et Jonas en 1991. Son art va rapidement être reconnu à Luxembourg. En 1987, Patricia Lippert reçoit le Prix Raville lors du salon du Cercle Artistique, le Prix spécial du jury à la Quinquennale d’Esch-sur-Alzette puis l’année suivante, le prestigieux Prix Grand-Duc Adolphe. Sa renommée, de par sa participation à de nombreuses expositions à l’étranger comme à la Biennale de Sao Paulo (1987) et à la Biennale de Venise (1988) va largement dépasser les frontières du Grand- Duché. Ses œuvres séduisent les collections, les amateurs et les institutions publiques. Le Musée National d’Histoire et d’Art va d’ailleurs acquérir en 2007 une de ses toiles intitulée «Le taureau» aux allures de Tankha bouddhiste.

 

Bons nombres de grandes expositions monographiques lui seront consacrées. No- tons par exemple «Arabesques-Désirs et Dévotion» à la Dexia BIL en 2001 où l’artiste démontrait son talent de coloriste et ses audaces matiéristes. En effet, souvent sa facture et les effets de la matière nous évoquent ceux de la fresque antique animée par des scarifications, des graffitis, des griffures, signe de l’altération du temps. Ainsi, le graphisme et la couleur rehaussent la portée narrative des compositions. La même année, Patricia Lippert va participer à l’exposition «Mythologie 2001» à la gale- rie Tendance Mikado. Là, elle présentera deux œuvres intitulées «Autel I» et «Autel II», lesquelles placées vis à vis nous donnaient l’impression d’images retrotabulam où l’artiste sacralisait en quelque sorte le sans-abri afin de pallier à notre indifférence et réveiller notre conscience et le métamorphosait en un nouveau crucifié, un Jésus des temps modernes injustement outragé et humilié.

 

En tant que cofondatrice de l’a.s.b.l. New Fluxus en 2000, notre artiste s’attelle en 2002 à l’organisation de l’événement «L’or-Ne-Ment» qui consistait à faire investir les vitrines de 40 magasins du centre- ville de Luxembourg, de l’Avenue de la Gare à la Rue des Bains, par 50 œuvres d’artistes nationaux et internationaux. Patricia Lippert, accompagnée de Pascale Behrens et Claude Petit s’installera dans la boutique de tapis Hertz. Là, toute la sublimation énergétique et élévatoire du tan- trisme s’illustrera dans de superbes lino gravures, peintures et sculptures de verre. En une profusion de couleurs dominée par le safran, le violet, le doré et le bleu, les trois artistes ont rivalisé de talent, afin de laisser exploser la joie de vivre et l’harmonie présentes dans la spiritualité indienne. Une grande sensualité émanait également de cette ornementation de par la rondeur délicate des têtes de Bouddhas de verre et la luxuriance des bijoux et des soieries.

 

Notre artiste va exprimer également une grande fidélité envers le Festival artistique et musical de Beaufort en participant à de nombreuses éditions. Sa présence la plus remarquée et sans doute la plus féerique fut en 2001 où dans le cadre remarquable des ruines du château fort, elle va, en collaboration avec Pascale Behrens, Ian de Toffoli, Danielle Grosbuch et Mascia Pino, nous transporter, avec la magie et la fantaisie que nous lui connaissons, dans l’univers revisité d’un conte de fées: Celui de la belle au bois dormant, dans lequel le parfum délicat d’une pluie de pétales de roses, la légèreté de plumes immaculées et l’originalité d’un mobilier aux influences végétales faisaient appel à nos sens et à notre imaginaire avec onirisme et élégance. Avec «A fairy-dinner with sleepings beautys», l’artiste se transformait en magicienne surréaliste à la Cocteau.

 

En 2002, la voilà qui récidive avec Claude Petit en s’amusant à guider les visiteurs curieux dans le dédale des ruines romantiques à la recherche d’œuvres d’art, de mystères dévoilés et de «passages secrets» vers le rêve dans une action ludique, théâtralisée et originale en parfaite harmonie avec le site.

 

En 2003, Patricia ornait l’entrée des écuries du nouveau château de Beaufort avec un calicot engagé intitulé «Warbie», fruit de sa collaboration avec 123 artistes en vue de la création d’une anti-poupée Barbie, symbole de paix en réaction à la seconde guerre du Golfe. L’année suivante, toujours à Beaufort, elle va nous démontrer, avec sa série intitulée «Enlightment», raffinée et richement décorée telle une tan- kha rituelle, son attachement aux philosophies extrêmes-orientales. L’artiste y présentait également une vidéo-installation baptisée «God has many faces» où était évoqué avec grand décorum, le syncrétisme des religions . En 2006, pour l’école primaire de Beaufort, verront le jour huit stèles en bronze réalisées avec Pascale Seil. C’est à la galerie Rectoverso à Rodange que Patricia Lippert nous invitera en 2008 à feuilleter un extraordinaire recueil de contes sous-marins avec sa série de peintures d’une grande préciosité technique couplée à un imaginaire débridé, intitules «Wasservelten». Dans ces œuvres, nous côtoyions à l’envi des créatures sous-marines accortes, des nymphes, néréides et autres sirènes au charme parfois vénéneux, des anges gardiens aux membres inférieurs pisciformes. Nous pénétrions dans des ruines rappelant de mythiques cités telles Ys et l’Atlantide. De la mythologie gréco- romaine aux légendes celtiques en passant par les Nibelungen, Patricia Lippert dans cette exposition nous faisait partager ses diverses sources d’inspiration. Et à ses toiles à l’épiderme rugueux, aux effets matiéristes appuyés de revisiter les traditions fresquistes et pariétales. Quant à la palette avec ses tons vert d’eau, ses bleus océaniques et sa transparence délicate, elle se faisait enchanteresse par son harmonie et sa musicalité.


En 2010, toujours à la Rectoverso, l’artiste nous faisait spectateurs de La colère des hommes et des dieux, nous invitait à nous souvenir de la luxuriance, de la beauté, de l’innocence d’un monde originel où la nature comme les hommes n’étaient pas dévoyés par d’obscures et dévastateurs sentiments. Dans ses œuvres s’effectuait une symbiose entre l’héritage iconographique chrétien et des codes visuels contemporains teintés de références aux philosophies orientales.

 

Un an plus tard, Patricia Lippert va nous édifier en présentant au Cercle Munster sa vision revisitée du mythe d’Europe. l’artiste nous offrait alors une œuvre ambiguë où les figures étaient hybrides, peu accortes et trompeuses. Ce mythe, image de la pulsion et de la passion amoureuse, de la fusion entre les peuples, évoque également un monde de contrastes qui prend tout son sens à l’heure de la globalisation. Cet enlèvement est en effet l’illustration parfaite de la ruse. Zeus se métamorphose pour arriver à ses fins, trompe la vigilance de la naïve Europe, figure symbolique de la construction européenne. Avec humour et fantaisie, Patricia Lippert induisait dans sa peinture que la pauvre Europe, aujourd’hui n’en est pas à son premier enlèvement et les sirènes de la mondialisation risquent également de la leurrer.

 

Enfin, citons également la toute récente exposition de l’artiste à l’espace Mediart en février 2014 où ses peintures ont dialogué avec les sculptures de notre cher Jeannot Bewing. La conteuse et l’amoureux du fer dans le même lieu. Dans les œuvres actuelles, Patricia Lippert entre en guerre contre les affres de l’amour, contre le temps, la routine, le quotidien. Elle se fait alchimiste et métamorphose la matière en une texture éthérée, comme embuée par les sentiments. La palette douce se nuance de gris, d’ocre. Des silhouettes humaines font leur apparition ainsi que de poupins visages féminins. Elle, l’artiste toujours prompte à rendre hommage et à questionner dans son art l’éternel féminin, nous livre des œuvres intemporelles à l’étrange beauté. Nous sommes transportés dans un ailleurs où la nature humaine fait corps avec la grande nature, où le bois épouse la chair. Assuré- ment, Patricia Lippert nous révèle des secrets, ceux de la création, de l’inspiration, de la liberté et du bonheur de peindre. Les muses, plus particulièrement Calliope, égérie de la poésie épique, ont indubitablement dû se pencher sur son berceau, tant ses œuvres sont éloquentes et s’appréhendent comme une passerelle vers l’univers des contes, des mythes et des legends.